Article tiré des cours à des fins pédagogiques (Rennes 2/DELOUVÉE Sylvain), Lauréat du prix spécial du jury du Festival du Film Universitaire Pédagogique 2012 (FFUP).

1- Rumeurs et pensées sociales

La rumeur est considérée comme un lieu privilégié de l’expression de la pensée sociale. Elle en possède trois caractéristiques :

  • elle est un produit collectif,
  • elle manipule des objets concrets,
  • elle fonctionne par raisonnement analogique.

Définitions :

Allport et Postman (1945) : une affirmation générale que l’on pense comme vraie, sans qu’il y ait de données concrètes pour vérifier son exactitude.

Taïeb (2001) : la rumeur est un récit qui véhicule sous forme symbolique des peurs, des fantasmes, des espoirs et tout ce qui ne peut pas être dit autrement.

Larousse de psychologie : ce sont des nouvelles non contrôlées qui se propagent oralement.

Trois type de variantes :

  • variantes stylistiques qui sont superficielles et qui dépendent du narrateur,
  • variantes circonstancielles qui vont permettre d’adapter l’histoire aux contextes culturel ou historique (lieu, moment, contexte),
  • variantes profondes qui vont modifier un élément important sans que l’on ait à faire à une nouvelle rumeur (connotation différente).

Les rumeurs vont être utilisées pour ce que l’on ne comprend pas.

Elle prend forme lors de carences d’information, éducatives :

  • Les paniques alimentaires et les menaces d’empoisonnement,
  • Les techno-peurs (les débuts du micro-ondes, les ondes basses fréquences…),
  • Les rumeurs sur internet (hoaxbuster),
  • Les légendes comiques (anti-racistes, burlesques, examens…),
  • Les légendes sexuelles,
  • L’imaginaire de la violence urbaine,
  • Les animaux sauvages.

2- Le phénomène « boule de neige »

Exemple : la chute d’Anvers (1914) : les cinq dépêches
1- A l’annonce de la chute d’Anvers, on a fait sonner les cloches (en Allemagne) – La Kölnische Zeitung
2- Selon la Kölnische Zeitung, le clergé d’Anvers a été contraint de sonner les cloches lorsque la forteresse a été priseLe Matin
3- Selon les informations que le Matin tient de Cologne, les prêtres belges qui ont refusé de sonner les cloches à la prise d’Anvers ont été écartés de leur fonctionsLe Times
4- Selon le Times, citant des informations de Cologne, via Paris, les malheureux prêtres qui refusé de sonner les cloches à la prise d’Anvers ont été condamnés aux travaux forcésLe Corriere della Sera
5- Selon une information du Corriere della Sera, via Cologne et Londres, il se confirme que les barbares conquérants d’Anvers ont puni les malheureux prêtres belges de leur refus héroïque de sonner les cloches en les pendant à celles-ci la tête en bas, comme des battants vivantsLe Matin

Les 5 dépêches de la chute d’Anvers (1914) sont totalement fictives.

Ponsonby les a recopiées et traduites… d’un journaliste allemand, qui voulait montrer la malignité des services de propagande ennemis.

Pourtant, bon nombre de travaux s’appuieront sur elles.

3- Le rôle joué par les frères Allport

Floyd Henry et Gordon Willard Allport

  • La croyance dans la rumeur (Floyd H. Allport en collaboration aec Lepkin)
  • Les effets à l’oeuvre dans la transmission d’une rumeur (G.W. Allport en collaboration avec Postman)

F. H. Allport & Lepkin (1945) : Liste de 12 informations (rumeurs)

Étiquetage : rumeur vs fait

Mesure de la croyance associée à chaque « information »
Plus une rumeur les touche de près, plus les individus seront disposés à y croire…
Croyances plus élevées des hommes (ceux-ci seraient plus exposés au rumeurs que les femmes) G. W. Allport & Postman (1945) :

Sujet : Problème des rumeurs en temps de guerre (ex. Pearl Harbor)

But : Découvrir les processus mentaux permettent d’expliquer les exagérations et les déformations spectaculaires, caractéristiques des rumeurs.

Trois mécanismes :

  • la réduction (ou nivellement) : le message évolue progressivement pour aller vers une structure plus simple ;
  • La mémoire à court terme va effacer 70% des éléments du tableau présenté ;
  • L’accentuation les quelques éléments conservés ont tendance à devenir essentiels dans les récits que se transmettent les individus ;
  • L’assimilation : les ajouts, les erreurs, les oublis ou les exagérations trouvent leur source dans le fait que les individus assimilent celle-ci en la rendant compatible avec leur système de valeurs, de normes et d’attitudes. Le tableau, après avoir été réduit à l’altercation de deux individus (un afro-américain et un blanc menaçant tenant un rasoir), l’assimilation amène à voir l’afro-américain tenant le rasoir et à faire disparaître la nature menaçante du blanc…

Pour qu’une rumeur soit crue, il faut qu’elle soit la plus plausible possible (Allport et Lepkin, 1945), ou alors qu’elle soit compatible avec les informations attendues par les individus et leurs opinions (Smith, 1947), comme touchant à la théorie du complot (Galam, 2002).

Transmission et adhésion : Lien entre croyance et transmission : plus une rumeur serait crue, plus elle serait transmise (Allport et Postman, 1945 ; Guerin et Miyazaki, 2006).

inter twitter

Pour Kapferer (1989) une rumeur se transmettait pour de multiples raisons : parce qu’elle est nouvelle, parce qu’elle transmet une information, parce qu’elle permet de convaincre l’auditeur de se rallier aux idées de l’émetteur, parce qu’elle permet d’apaiser certaines tensions internes, parce qu’elle permet à l’émetteur d’être au centre de l’attention…

Une rumeur ne servirait-elle pas uniquement à créer et entretenir une discussion / le lien social ?

4- D’une approche à l’autre

L’approche herméneutique d’Edgar Morin

Une rumeur est un moyen d’exprimer des peurs que la pensée sociale ne peut formuler dans un langage intellectuel et abstrait. Sa nature est d’être symbolique.

Les rumeurs possèdent donc toujours une morale cachée, un message implicite qu’il faut dégager.

Ex. « la rumeur d’Orléans » (1969)

La notion d’époque et de lieu est importante.


L’approche psychosociale de M. L. Rouquette :

Les modèles d’Allport & Postman et de Morin sont intéressants mais ils rendent peu compte de la pensée sociale et ne sont pas explicatifs.

Rouquette (1975) propose un premier modèle composé des mécanismes suivants : Omission / Intensification / Généralisation / Attribution / Sur-spécification / Inversion de polarité / Identification / Évocation / Résidu.


En 1990, il propose un second modèle définissant la rumeur comme un syndrome possédant quatre traits caractéristiques :

  1. La négativité : même s’il existe des rumeurs positives
  2. L’instabilité : le contenu du message se transforme, évolue, change
    • la simplification : réduction du nombre d’informations,
    • l’amplification : ajout de nouveaux détails,
    • l’amalgame : intégration d’informations pour un scénario cohérent,
    • le déplacement : du contexte réel au contexte imaginaire (croyances, système de valeur),
    • l’inversion : de tout ce qui contredit les préjugés ou les intérêts,
    • l’actualisation.
  3. L’implication : c’est parce que nous nous sentons concernés que nous transmettons des rumeurs.
  4. L’attribution source comme garantie de véracité.

Consonance cognitive : Instabilité du message

  • la fidélité de la rumeur augmente quand les individus sont indifférents au message transmis, puisqu’ils n’ont alors aucun intérêt dans sa modification,
  • Implication des sujets transmetteurs,
  • Instabilité du message,
  • la rumeur subit une distorsion dans sens de la négativité,
  • Négativité du message,
  • Instabilité du message,
  • enrichissement des sources au fur et à mesure de la propagation de la rumeur,
  • Attribution de la source.

Cohésion sociale : Négativité du message

  • la transmission de la rumeur confirme à la fois l’appartenance au groupe et la différenciation avec l’exogroupe (les autres),
  • Implication des sujets transmetteurs,
  • l’évocation de sources compétentes tisse des liens sociaux valorisants pour les transmetteurs de la rumeur,
  • Attribution de la source,
  • Négativité du message,
  • elles sont proportionnelles, une forte négativité doit être garantie par une source compétente,
  • Attribution de la source.

5- Les théories du complot

Définition : Une théorie du complot est une explication d’un événement historique (ou d’événement historiques) fondée sur le rôle causal d’un petit groupe d’individus agissant en secret. (Keeley, 1999).

Un complot peut se définir minimalement comme un récit explicatif permettant à ceux qui y croient de donner un sens à tout ce qui arrive, en particulier à ce qui n’a été ni voulu ni prévu. (Taquieff, 2005).

Google comptabilise 39 millions d’occurrences Illuminati  contre seulement 37 pour Nicolas Sarkozy. On comprend la surprise des politiques.

Le net favorise les communautés séparées où chacun retrouvant son semblable, les mêmes interprétations peuvent macérer. Et, d’un autre côté, on peut dire qu’il est un monde de mutualisation qui agglomère très vite les interprétations séductrices.

Les thèmes de la conspiration et du complot sont des productions sociales par essence.

Attributs

  • Une théorie du complot repose sur un raisonnement causal,
  • Elle implique un processus de catégorisation sociale, c’est à dire le placement d’individus dans un groupe (nous et eux),
  • Elle suppose une inter-personnalité de la part des membres de ce groupe.

Fonctions

  • Elles donnent du sens à ce qui n’a été ni voulu, ni prévu,
  • Elles apportent des réponses simples,
  • Elles mettent en avant notre capacité à douter,
  • Elle prouvent que les puissants mentent et nous manipulent.

Moscivi (2006) considère que les théories de la conspiration n’existent pas et qu’elles sont ainsi dénommées dans le but de les déclasser sans effort, à titre d’aberrations irrationnelles ou de superstitions.

Il préfère y voir une mentalité dont les représentations sociales à leur sujet sont regroupées dans une « mentalité de la conspiration ».

Test : Tapez théories du complot sur youtube et constatez par vous-même.


Conclusion :

Nos enfants sont fortement exposés à la rumeur et aux théories du complot (démocratie des crédules). Un jeune sur deux y seraient sensibles. En connaître les origines et échanger sur celle-ci est une nécessité.


Dans nos entreprises aussi, les rumeurs vont bon train. Savoir y faire face est une éthique nécessaire à tout manager.

Les 7 commandements de la théorie du complot
1. Derrière chaque événement un organisateur caché tu inventeras
2. Des signes du complot partout tu verras
3. L’esprit critique tu auras… mais pas pour tout
4. Le vrai et le faux tu mélangeras
5. Le « millefeuille argumentatif » tu pratiqueras
6. La charge de la preuve tu inverseras
7. La cohérence tu oublieras

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Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot
Petit cours d’autodéfense intellectuelle
Site francophone sur les canulars du web

Comment vivre ensemble quand on ne vit pas pareil ?

71vpozor-wlLes humains ont tous quelque chose en commun : ils sont différents ! Faisons ensemble un grand pas de côté pour nous découvrir, nous accepter et finalement comprendre, grâce aux sciences sociales, que la société dans laquelle nous vivons peut et doit être construite à partir de nos différences, et non contre elles.

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